Le bonheur est dans le compte
Mercredi 15 novembre. 19 H 22. Le thermomètre indique 18°2 lorsque je pénètre dans mon appartement. La différence est épidermiquement palpable avec la température de mon bureau surchauffé que je viens de quitter.
Je suis un Bureaucrate. Oui, Bureaucrate. C’est le qualificatif que certains ouvriers du petit bar (celui du coin de la rue du château et du boulevard d'un maréchal qui a sacrifié des vies) m'attribuent.
Je suis bureaucrate pour un employeur pour qui je réfléchis et qui, en échange, m'alimente via un ordre de sa banque à ma banque. En fait, il alimente l'ordinateur de mon banquier de 0 et de 1 et ces chiffres ordonnés scientifiquement permettent d'alimenter mon estomac avec ma petite carte rectangulaire et bleue.
Je rentre un peu harassé de ma journée. Sur le chemin, avec ce fameux bout de plastique amélioré, je me suis fait un petit plaisir, un petit rien. Je me suis acheté une Leffe blonde à deux euros (et à 6,6°). Je me suis aussi alimentairement offert un plat tout prêt. Ces judicieux achats ont été effectués chez Mehmet (il tient la petite épicerie du quartier). C'est un peu ma récompense pour avoir réussi à faire écouler une journée qui ne m'a pas paru plus gratifiante que de vendre du temps pour se nourrir.
On a qu'une vie, alors je l'emploie savamment à travailler pour gagner de l'argent (la finalité n'est pas d'engranger de l'argent, je me l'accorde. Le but est plutôt de le dépenser. Mais c'est comme ça qu'on dit, alors pour ne pas faire preuve d'originalité c'est ainsi que je le formule).
Oui, j'ai de l'argent. En plus, pour être tout à fait franc, mes parents sont généreux. Ils ont aussi réussi dans la vie. Alors, l'équation donne un résultat satisfaisant en terme de 0 et de 1 pour l'ordinateur de mon banquier.
Je pénètre dans mon appartement et je file directement aux toilettes. C'est jouissif.
Ensuite j'appuie sur le bouton noir « on/stand-by » de mon ampli sharp et lance le CD inséré qui reproduit dans les enceintes la musique d'un petit groupe de trip-hop grenoblois. Pour continuer sur la lancée de mon rituel bien établi, je me désape consciencieusement afin de ne pas froisser mon déguisement de travailleur (« déguisement » étant ici employé comme un synonyme tout à fait recevable de costume dans mon cas). J'enfile une tenue plus adaptée à la fraîcheur hivernale des lieux et à mon activité à venir. Et puis, je ne vais pas porter des fringues chères et « à repasser » pour mon simple contentement, ce type d'attirail n'a d'utilité que sociale. Enfin, moment tant attendu, j'ouvre avec délectation anticipée mes 50cl de Leffe.
Contrairement à Delerme, ce n'est pas la première gorgée que je préfère, c'est la première canette.
L'ivresse me gagne doucement. Cette sensation est agréable. Apaisement et oubli des pensées à la traîne de ma journée.
Le travail, ça prend du temps de pensée dans la vie d'un bureaucrate. Or, mon truc dans la vie c'est pas trop le travail. Mais à part le travail, j'ai pas non plus trop de choses qui me stimulent. L'amour, peut-être ?
Oui, l'amour c'est un truc qui pourrait être un leitmotiv. Mais moi j'ai déjà une amoureuse et ce passe-temps ne me motive plus tant que ça.
C'est pour ça que j'aime bien m'enivrer.
Une fois ma bière terminée, moi-même déterminé, je m'oriente vers mon placard (celui intégré dans le mur de mon salon, face à la porte de la chambre) et je me choisis un Digital Versatil Disc que je n'ai pas encore vu. J'hésite entre un film d'auteur islandais (101 Reykjavik) ou un classique américain des années 50 avec P. Fresnay (Barry) ou D. Powell (c'est arrivé demain).
Oui, parce qu'en plus d'être bureaucrate, je suis aussi cinéphile. Enfin, j'essaye de l'être parce que ça fait partie du costume complet que je me complais à revêtir.
Je mange mon plat tout prêt devant ce chef d’œuvre d'un artiste désigné ainsi par des critiques avisés. Le repas que Marie m'a préparé est relativement savoureux, mais il n'en demeure pas moins peu copieux. Ce produit bien marqueté ne cale pas mon appétit. Bien au contraire. Mais malgré mon travail journalier pour remplir mon frigo, celui-ci est désespérément vide (le virement de mon employeur n'a rempli que l'ordinateur de mon banquier, pas mon frigidaire).
Mon sang ne fait qu'un tour. Il faut que je m'offre un autre petit plaisir. J'opte pour une coupe de glace à la noix de macadam (portion individuelle) ou d'un nom s'approchant. J'accompagne ce second petit rien du jour d'un verre de crème de whisky. Ce breuvage est peu alcoolisé, mais c'est sa saveur que je recherche, pas l'ivresse qu'il pourrait me procurer.
Ma journée est maintenant terminée. Je vais enfin pouvoir me diriger vers mon lit, mais quelque chose ne va pas en moi. J'ai ce sentiment perturbant d'insatisfaction (un peu comme quand je n'ai pas réussi à jouir pour le final d'un ébat amoureux).
Je n'ai pourtant pas de raison d'être insatisfait (pas non plus d'être satisfait).
Je le suis pourtant (insatisfait).
En y réfléchissant bien, je pense que j'aurais dû acheter deux canettes de Leffe.
Benoit ILL
Pour contacter Benoit ILL ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com
Je suis un Bureaucrate. Oui, Bureaucrate. C’est le qualificatif que certains ouvriers du petit bar (celui du coin de la rue du château et du boulevard d'un maréchal qui a sacrifié des vies) m'attribuent.
Je suis bureaucrate pour un employeur pour qui je réfléchis et qui, en échange, m'alimente via un ordre de sa banque à ma banque. En fait, il alimente l'ordinateur de mon banquier de 0 et de 1 et ces chiffres ordonnés scientifiquement permettent d'alimenter mon estomac avec ma petite carte rectangulaire et bleue.
Je rentre un peu harassé de ma journée. Sur le chemin, avec ce fameux bout de plastique amélioré, je me suis fait un petit plaisir, un petit rien. Je me suis acheté une Leffe blonde à deux euros (et à 6,6°). Je me suis aussi alimentairement offert un plat tout prêt. Ces judicieux achats ont été effectués chez Mehmet (il tient la petite épicerie du quartier). C'est un peu ma récompense pour avoir réussi à faire écouler une journée qui ne m'a pas paru plus gratifiante que de vendre du temps pour se nourrir.
On a qu'une vie, alors je l'emploie savamment à travailler pour gagner de l'argent (la finalité n'est pas d'engranger de l'argent, je me l'accorde. Le but est plutôt de le dépenser. Mais c'est comme ça qu'on dit, alors pour ne pas faire preuve d'originalité c'est ainsi que je le formule).
Oui, j'ai de l'argent. En plus, pour être tout à fait franc, mes parents sont généreux. Ils ont aussi réussi dans la vie. Alors, l'équation donne un résultat satisfaisant en terme de 0 et de 1 pour l'ordinateur de mon banquier.
Je pénètre dans mon appartement et je file directement aux toilettes. C'est jouissif.
Ensuite j'appuie sur le bouton noir « on/stand-by » de mon ampli sharp et lance le CD inséré qui reproduit dans les enceintes la musique d'un petit groupe de trip-hop grenoblois. Pour continuer sur la lancée de mon rituel bien établi, je me désape consciencieusement afin de ne pas froisser mon déguisement de travailleur (« déguisement » étant ici employé comme un synonyme tout à fait recevable de costume dans mon cas). J'enfile une tenue plus adaptée à la fraîcheur hivernale des lieux et à mon activité à venir. Et puis, je ne vais pas porter des fringues chères et « à repasser » pour mon simple contentement, ce type d'attirail n'a d'utilité que sociale. Enfin, moment tant attendu, j'ouvre avec délectation anticipée mes 50cl de Leffe.
Contrairement à Delerme, ce n'est pas la première gorgée que je préfère, c'est la première canette.
L'ivresse me gagne doucement. Cette sensation est agréable. Apaisement et oubli des pensées à la traîne de ma journée.
Le travail, ça prend du temps de pensée dans la vie d'un bureaucrate. Or, mon truc dans la vie c'est pas trop le travail. Mais à part le travail, j'ai pas non plus trop de choses qui me stimulent. L'amour, peut-être ?
Oui, l'amour c'est un truc qui pourrait être un leitmotiv. Mais moi j'ai déjà une amoureuse et ce passe-temps ne me motive plus tant que ça.
C'est pour ça que j'aime bien m'enivrer.
Une fois ma bière terminée, moi-même déterminé, je m'oriente vers mon placard (celui intégré dans le mur de mon salon, face à la porte de la chambre) et je me choisis un Digital Versatil Disc que je n'ai pas encore vu. J'hésite entre un film d'auteur islandais (101 Reykjavik) ou un classique américain des années 50 avec P. Fresnay (Barry) ou D. Powell (c'est arrivé demain).
Oui, parce qu'en plus d'être bureaucrate, je suis aussi cinéphile. Enfin, j'essaye de l'être parce que ça fait partie du costume complet que je me complais à revêtir.
Je mange mon plat tout prêt devant ce chef d’œuvre d'un artiste désigné ainsi par des critiques avisés. Le repas que Marie m'a préparé est relativement savoureux, mais il n'en demeure pas moins peu copieux. Ce produit bien marqueté ne cale pas mon appétit. Bien au contraire. Mais malgré mon travail journalier pour remplir mon frigo, celui-ci est désespérément vide (le virement de mon employeur n'a rempli que l'ordinateur de mon banquier, pas mon frigidaire).
Mon sang ne fait qu'un tour. Il faut que je m'offre un autre petit plaisir. J'opte pour une coupe de glace à la noix de macadam (portion individuelle) ou d'un nom s'approchant. J'accompagne ce second petit rien du jour d'un verre de crème de whisky. Ce breuvage est peu alcoolisé, mais c'est sa saveur que je recherche, pas l'ivresse qu'il pourrait me procurer.
Ma journée est maintenant terminée. Je vais enfin pouvoir me diriger vers mon lit, mais quelque chose ne va pas en moi. J'ai ce sentiment perturbant d'insatisfaction (un peu comme quand je n'ai pas réussi à jouir pour le final d'un ébat amoureux).
Je n'ai pourtant pas de raison d'être insatisfait (pas non plus d'être satisfait).
Je le suis pourtant (insatisfait).
En y réfléchissant bien, je pense que j'aurais dû acheter deux canettes de Leffe.
Benoit ILL
Pour contacter Benoit ILL ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com
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