]]>




Image Hosted by ImageShack.us

16.6.07

Un monde à part.

Je vous parle d’un monde, un autre monde pas si éloigné du nôtre, pas si différent, quelque peu inversé, avec ses libertés, égalités, fraternités. Et ses inégalités. Je vous présente un monde imparfait que seul sauve une poignée d’âmes ayant la foi, une foi incommensurable en l’Homme, et sa capacité à être meilleur au sein d’une société, pour peu qu’il sache s’en donner la peine.

Au cœur des déroutes de nos années deux mille, guerres, suprématie de certains états, égoïsme latent grandissant, individualisme exacerbé, intolérance de ce que l’on ne connaît pas, réactions de violence dans l’ignorance, nous en revenons à l’âge de pierre en nous dissimulant derrière nos acquis matériels, illusoire preuve de notre évolution.

Que l’on se réfugie dans le travail, les habitudes, nos rengaines jour après jour ! Que nos yeux s’endorment fixés sur un écran de télévision ou d’ordinateur ! Ceux-là même se détournent ou accusent dès lors qu’un jeune homme trop bronzé a un mouvement d’humeur, dès lors que sur un banc public deux femmes embrassent tendrement leurs lèvres. Leurs pupilles savent refléter l’Humanité, elles. D’autres yeux blasés font la moue et quelque esprit se perd de ne pas comprendre ledit monde dans lequel nous évoluons. Nous en sommes pourtant les créateurs jour après jour, c’est à chacun d’entre nous d’y apporter le ciment de notre société. A chacun de nous de partager, compatir, comprendre, s’ouvrir à l’autre, tolérer, et aimer.

Non, ce n’est pas con.

Ces paroles, ce sont celles d’un ancien gamin qui a subi l’intolérance quand il était enfant. Parce qu’il a toujours été différent. Il a dû se battre pour être lui-même. Quitte à emmerder les pseudos bien-pensants, piètres brebis de Panurge léchant les bottes de rigides traditions assénées par de vieilles bigotes. Voient-elles qu’elles sont contrôlées et que meurt ainsi ce qui fait de chacun de nous une étincelle de cette Humanité ? Notre libre-arbitre vis-à-vis de notre vie.

Le doux nigaud vit désormais dans cet autre monde la plupart du temps. Ailleurs. Car il est plus simple d’être heureux, quand bien même cela signifierait devoir rêver cet état, que d’affronter les blessures quotidiennes de la réalité, quelles qu’elles soient. Notre société ne semble pas prête à le laisser libre. De nos jours, quelques dizaines d’années post-guerre mondiale plus tard, après s’être tournée bon gré mal gré vers l’amélioration progressive de nos conditions de vie, elle se nourrit à nouveau de plus en plus d’intolérance à mesure que d’une vigueur toujours plus forte, les besoins de liberté réclament à juste titre l’égalité pour tous. L’on n’offre plus hélas ce qui définit naturellement l’Humain, ce qui irait de soi, le naturel généreux. L’on analyse, compartimente, domine sans se soucier du plus essentiel, vivre en paix.

Mais vous, laissez-vous entraîner quelques instants à un songe salvateur. Puis enfin, apprenez à réellement aimer chacun de vos prochains. Ecoutez cette voix :

« Mon Père, punissez-moi parce que j’ai pêché. Pardonnez les faiblesses de ma chair, de mon esprit. Mon Père, je sombre une fois de plus, désespérée. Que voulez-vous, mon cher, je pensais être forte mais je crois n’être que trop fière, peut-être même un peu altière, mais ce n’est pas le sujet de ma confession ! Mon Père, je ne peux nourrir mon propre enfant d’une tétée féminine et naturelle. Je crois pêcher d’avoir gâché mon corps en le gardant si pur.
Comprenez-moi, je vous en conjure ! Ce n’est pas si compliqué ! Mon mari est si épanoui, si vous saviez, avec ses joues rosies, ses rondeurs qui doucement s’effacent sans que lui-même ne s’affaisse… Mon Père, je pêche de jalousie. Le voilà qui a rondement mis notre fils au monde et je travaillais. Je les ai laissés seuls dès les premiers instants ! Est-ce normal pour une mère, mon Père ? Je me questionne sur la normalité car c’est un sujet qui peut être débattu, il vaut mieux être riche de sa personne que jugée comme normal, ce qui est un peu pauvre. Ne trouvez-vous pas ?
Me suivez-vous, mon Père ? Car je pars souvent sur des chemins de traverses, un peu méandreux, mais je m’y retrouve. Et vous ? Où que vous soyez, notez bien ! Merci.
Pardonnez-moi, mon Père, d’envolées vocales j’ai daigné me soulager quelque peu, accompagnée d’une batterie de verres brisés sous le coup de ma douloureuse passion. Mon Gospel n’a pas plu à la vaisselle, pensez-vous ! J’ai explosé notre plus beau service à gesticuler comme une folle. J’ai réveillé notre fils et mon mari m’a enfermée. Dehors ! Quelle ironie ! Il m’a jetée comme une traînée. Alors j’ai déambulé, voyez-vous, pour finir par noyer ma tristesse dans un baril de bière, je crois ? J’ai chanté tout mon soûl… oui, dans les deux sens, oui… Les alcools aidant, j’ai dû fumer un peu. Je ne sais plus trop quoi, mon Père. Ce n’est qu’un détail, mon Frère. Mon Père ! Tout ce dont je me souviens, c’est d’un rond panneau rouge barré en son centre d’un épais trait blanc. C’est flou. Auriez-vous une idée, mon Père ? Figurez-vous que je me suis fait arrêter aussi ! Oui ! J’en ai giflé le gendarme en costume de soie. Enfin, je l’ai raté. J’ai heurté le rétroviseur, vacillé et je me suis fait le trottoir en sanglotant avant de goûter aux barreaux d’une cellule de dégrisement.
Mon Père, à vous, je peux bien le dire, je vous le dis, je vous l’avoue ! Ca me rend folle ! Je suis perdue ! Je n’en puis plus et je perds pied ! Pardonnez-moi mon Père, parce que j’ai pêché ! »

Une rasade de pastis, le regard perdu dans le vide au travers des voitures qui passent quelque part au loin, vers les verdoyants arbres de l’immense parc protégé, le jeune et charmant prêtre Alexandre Vatel pense et murmure en un souffle : « Où veut-elle en venir ? Qu’est-ce que c’est con l’Humain quand même, ça souffre sans arrêt, ça se complique la vie à chasser des problèmes là où ils n’existent pas encore ». Un peu blasé, le curé. Ca, c’est la solitude. A force d’être tout seul, rien d’étonnant, ça ne vous épargne pas un homme. Un coup à la santé de la charité ! Heureusement que contrebalance à jamais l’idéalisme, non pas apanage de la jeunesse mais de l’Homme. Ici en tout cas.

Thérèse la tavernière n’en revient pas. C’est déjà un drôle de monde que les curés se permettent de recevoir les confessions sur une de ces horreurs d’ordinateurs portables, et ce directement par les connexions sans fil imposées en libre service partout ! Même son bar à elle, le sien qui n’appartient à personne d’autre, son précieux bijou orné de magnifiques boiseries du dix-huitième siècle, est connecté, alors qu’elle n’en conçoit pas l’utilité ! Il faut bien que modernité se passe. Mais si au lieu d’un confessionnal, le bel homme en soutane utilise une de ses tables, à sa terrasse à elle, et se bourre la gueule en marmonnant des infamies sur les pauvres âmes qui se libèrent de leur pêchés à la recherche de la rédemption perdue, non mais où va-t-on ! Quel monde tout de même ! Les valeurs se perdent !
Bon… Il lui arrive de libérer son âme sur Internet, mais uniquement par manque de temps, entendons-nous bien ! L’air de rien, c’est bien pratique. On parle face au micro connecté au site des confessions en ligne, et très vite, on peut retourner servir les bourrés. Les habitués, pardon ! Le temps, c’est de l’argent ! Thérèse ne vous dira pas le contraire !
« Et la vie, ça s’apprécie » pense-t-elle au fond d’elle-même, sa tasse de verveine bouillante à la main, le petit doigt de la main gauche relevé, la soucoupe dans l’autre main. Hôtesse de relations très privées à la retraite, alcoolique anonyme multirécidiviste à la Une des journaux dans sa jeunesse, elle s’était un soir réfugiée avec bonheur dans une goutte de cette boisson chaude qui lui avait derechef titillé les papilles à chaque libératrice gorgée goulûment sirotée, puis lapée sur la fin. Ca remplace un homme et ça ne mange pas de pain ! Vieille fille à l’allure de veuve noire point du tout éplorée, hors marché des désirs du corps, c’était son petit plaisir à elle, la verveine. Elle avait bien tenté l’addiction à la camomille, mais non, il n’y avait que cette boisson douce-amère dans sa vie, son herbe aux enchantements, son évasion, son herbe à foie surtout !

Inconscient des réflexions existentialistes de la bonne Thérèse, Alexandre Vatel écrit de son agile doigté sur le clavier :
« Chère paroissienne, ne perdez point pied dans une bassine d’eau, quand bien même vous n’en apercevez pas le fond. Vous êtes femme et le resterez. Votre mari a porté votre enfant, ce qui représente un acte progressiste incommensurable pour notre beau monde encore et toujours sur le chemin de l’égalité pour tous. Soyez fière ! Bien que votre compagnon ait développé quelques liens avec le fruit de vos ébats, qu’il l’ait senti grandir en lui au long de ces mois, je puis vous rassurer, votre connexion à votre garçon existe bel et bien.
Tendrement, regardez-le. Chantez-lui quelque comptine, appréciez ses premiers gestes, entendez ses cris de faim, protégez la fragilité de ses petites mains, aimez son besoin de vous. Voyez votre mari encore épuisé, et épanoui. Vous ramenez le pain sur la table, oui, mais l’éducation de votre enfant se fera à deux. Rien ne vous a été volé, surtout pas votre affection. Retrouvez-vous petit à petit. Ouvrez-vous à lui. Il saura vous comprendre. Ayez confiance. »
J’ai toujours dit qu’un curé, c’était un psy avant l’heure.

Il se lève en remerciant d’un large sourire Thérèse qui papillonne des paupières, les joues roses de plaisir, la verveine dégoulinante aux commissures des lèvres, la fumante jatte de tisane tremblotante à la main. Alexandre Vatel s’apprête à emprunter tranquillement les blondes allées gravelées du parc réhabilité et élargi. Des années de bataille ont payé et remplacé l’ancienne avenue surchargée de pots d’échappements, accélérations en tout genre et autres klaxons de bourgeois engraissé contre l’humble bicyclette agressée sans piste cyclable protectrice ! Le vent y souffle désormais un air un peu plus pur et serein, le soleil perce au travers des feuilles et fait de l’œil aux promeneurs plus ou moins solitaires dans un centre vert au lieu d’un centre-ville pollué. Les représentants de la loi ont abandonné leurs tristes et monotones uniformes bleu, blanc et gris pour les troquer contre les couleurs de l’arc-en-ciel, teintes plus extravagantes qui les rendent sympathiques aux yeux de chacun. Ne représentent-ils pas notre protection à tous avant tout ? Et non pas la répression à coups de primes dès qu’une personne sans couleur se gare de travers, qu’un jeune ose répliquer avec raison à une brute policière assurée de sa domination, ou qu’un cycliste grille un feu rouge à trois heures du matin alors que les places, rues, ponts, chaussées, impasses et autres chemins d’asphalte sont vides. Ce goudron cède aussi peu à peu place à une matière écologique qui permettra sous peu de ruiner les grands magnats du pétrole, éviter les naufrages sur les belles et sauvages côtes Bretonnes de fort peu ragoûtants noirs pétroliers appartenant à ces mêmes grands patrons trop assoiffés de sous, et qui offrira surtout un confort de vie amélioré à tous !

Car c’est bien le but de la vie. Passer au mieux quatre-vingt ans sur cette terre, puis s’éteindre. Autant se permettre la meilleure existence, tellement vivre, c’est court. Le mieux possible, le plus en paix possible. Quelle décadente utopie claudicante pour un certain monde adjacent !

La porte à peine entrebâillée, le poste de radio ancestral soudain crépite, tout comme autrefois à la nouvelle de la libération par le Général De Gaulle. Thérèse relève le museau de son bol à l’eau de verveine, toute pleine d’espoir, mille souvenirs remémorés. Tous se figent. Une voix glauque s’époumone:
« Dépêche suite à l’interdiction du trop-plein de narcissisme exacerbé ! Non seulement suspecté d’asservir ses proches collaborateurs, la personnalité politique de l’année vient d’être incarcérée pour avoir déclamé avec véhémence et ironie assumée qu’elle briguait la place suprême de l’Etat. Croquée par surprise en caméra cachée, le regard enfiévré des assoiffés de pouvoir au service d’une économie dictatoriale asociale, elle menaçait d’écraser coûte que coûte quiconque se dresserait sur son passage, tout en s’esclaffant et faisant fi de ses compatriotes en marche sur le même chemin de croix !
C’est un explosif concentré stéréotypé d’horreurs que révèlent aujourd’hui les journaux échappant à son influence. Il aurait tenu de vils propos apparentés entre autres à l’antisémitisme, l’homophobie et le sexisme. Il aurait ajouté sur le ton intime de la confidence que même le matin alors qu’il se rasait, les yeux rivés sur la froide glace reflétant fidèlement sa personne, il ne pouvait se persuader du contraire, la machine étatique lui appartenait déjà. Tout appât du gain non nécessaire à une existence rassasiant nos désirs d’harmonie ayant été interdite, elle sera présentée sous huitaine en Cour de Cassation sans stagner par la case Tribunal Correctionnel. Jusqu’où ira-t-on dans la recherche effrénée de justice ? L’Etat juste, oui, mais l’Etat au service des Hommes !
« Un peu d’Humanité ne tue personne en ce monde » ont déclaré plusieurs anciens élus enclins au feint mépris envers l’abject personnage dont la langue a fourché. Toute la classe politique s’est cotisée pour lui offrir derrière les barreaux un unique quartier d’orange, se partageant le reste du fruit. Chacun s’en est ensuite retourné à sa vie de tous les jours, car une fois arrivés à terme leurs mandats, tout salaire se perd. Il faut bien retourner à une vie plus réelle, et garder à l’esprit la raison pour laquelle nous nous battons. Aider son prochain. Le pouvoir oui, mais point trop n’en faut. »
Le dernier air à la mode couvre ces dernières paroles, la chanson d’un artiste effleure un infime rayon de lumière et souhaite transmettre cette vision aux nombreux enchaînés de l’ombre : « Un monde à part » se révèle libre. Ses notes et ses mots expriment l’indicible espoir que d’aucuns nulle part ne devrait peser sur quiconque pour arriver à ses fins. La liberté reste pour un temps préservée.

« Quel encouragement pour la suite de sa carrière, un bout d’orange. Je ne puis m’empêcher de penser qu’au moins ici, ces personnages trop imbus d’eux-mêmes n’accèdent pas au pouvoir. Je pêche de justice, mon bon seigneur, je pêche, je m’en repens, nous sommes tous d’humbles pêcheurs. Mais reconnaissez que le sens de l’Humanité ne disparaît pas, bien qu’au prix de quelques excès, ce qui est regrettable. La nature humaine, la bienveillance, la protection des plus faibles et l’ouverture à l’acceptation de tous sans se bouffer les uns les autres restent néanmoins les fers de lance de notre société. » Aucune réponse divine. Les pêchés de pensée semblent tolérés. Alexandre ferme la porte et retrouve la rue. Au même instant dans un autre monde, il ressent comme une vaine rage froide l’envahir, tel un effet désespéré de l’injustice. Le narcissique n’a pas été écroué. Certaines de ses idées ébranlent le respect de chaque Droit de l’Homme qui en tremble d’appréhension.

Alexandre siffle le refrain qu’il vient d’entendre tout en descendant les allées menant à la calme rivière, avant de traverser le pont et rejoindre le presbytère en contrebas du bar, juste à droite de l’église, bien avant le cimetière et après l’école de quartier. Une classe d’enseignement de la tolérance et d’ouverture d’esprit l’y attend. Il y écoute et discute avec les plus jeunes afin qu’ils s’habituent à d’autres univers que les leurs, sans quoi ils risqueraient pour une partie de s’enterrer dans des cercueils fonctionnarisés de froids agents administratifs ou du fisc, procéduriers, sans voir au-delà de leurs courriers de redressement et leur petite vie de minuscule carré en deux dimensions dont ils n’aperçoivent cependant pas les limites. Autant pour l’objectivité. Je purifierai mon âme de trois Pater supplémentaires au coucher.

Il n’a aucune idée du choc fracassant qui va changer sa vie à jamais. C’est pourtant simple. On devine facilement. La suite s’écrit de fait tout simplement, tout normalement, comme dans toutes les histoires où il faut bien que quelque chose se passe parce qu’il est grand temps, mais pas trop non plus sinon on n’y croit vraiment plus du tout. Une bicyclette roule tranquillement et entame la petite descente, le cycliste admirant la forêt poussée comme une fleur dans la ville, ses arbres centenaires, l’eau verdâtre dans son lit de vertes branches, ainsi que du coin de l’œil la démarche de l’homme en robe un peu plus bas.
C’est alors qu’il se prend le pantalon dans l’engrenage de la pédale, perd le contrôle du guidon, survole un bout de trottoir qui se trouvait là, ses fesses rebondissent avec violence sur le cadre ; il coupe au travers des verts, fuchsias et jaunes parterres de bougainvilliers piquants et montants sur des treillis. Il fonce ! Un crissement inopiné ! Les freins viennent de lâcher. Une légère déflagration ! Un sifflement ! Un pneu a explosé, l’autre a crevé. Alexandre se retourne à peine que le vélo est déjà sur lui, lancé à toute berzingue, un être aux yeux de fous renonçant à faire l’amazone sur la selle. Puis il lui rentre dedans. Littéralement.
La dynamo s’étant mystérieusement déclenchée par intermittence contre le pneu percé et gondolé, elle en profite pour électrocuter un pore de poil de peau de bras d’Alexandre. Un vrai coup de foudre. Si ce n’est pas le destin ! Thérèse aux aguets sort de son bar, la gamelle de verveine tombe dans les hortensias roses, violets et bleus tellement elle tremble d’émotion et d’excitation. Toute heureuse de l’animation, le téléphone sans fil à la main, elle compose le numéro des urgences. Elle a accompli son devoir humain et citoyen, venir en aide à quiconque en a besoin. Elle ramasse les débris de la soupière tisanière et court enclencher la théière. Amen.

Alexandre entrouvre les paupières, allongé sur un nuage de coton, des anges en blouses blanches s’affairent tout autour ; une fontaine perfuse son goutte à goutte apaisant et salvateur dans son bras. Légèrement commotionné aux jambes, à l’estomac, au thorax, au cou, il sent sa nuque le gratter, bien égratignée lors de la projection impromptue dans un buisson d’orties et de ronces cultivées en ville afin de permettre aux enfants de cueillir des mûres l’été. Et en sus, une fracture du cubitus !

En toute autre circonstance, cet événement aurait été malencontreux. Le responsable, Reza Versato, atterré et fasciné d’un subtil sentiment doux-amer, joue tout penaud avec ses dix doigts à côté du lit. Il relève un sourcil timide, plonge son regard dans celui d’Alexandre, mais garde sa bouche scellée. Malgré la vitesse folle de son deux-roues lorsqu’il a pratiquement effleuré le jeune curé, et maintenant soucieux bien que frais comme la rosée, il n’a souffert d’aucune égratignure hormis un sérieux coup au coeur. La bicyclette avait valdingué sur la droite après avoir percuté Alexandre, le lâchant dans les vapes et les plantes, couché sur le dos, libre pour servir de matelas au cycliste ! Une fois posé comme une fleur de soixante-dix kilos, il s’était aussitôt confondu en excuse sur le beau au bois dormant qui avait bien amorti la chute, mais chaque chose en son temps. Tout vient à qui sait attendre. L’évanoui n’était alors pas en état. Reza sourit, toujours aussi muet. Sa gorge est sèche. Il ne pipe mot. Seuls ses yeux parlent un langage qu’aucun mot n’égalera jamais.

Et ce qui devait arriver arriva. Les paroles font bien souvent pâles figures face à l’éclat des baisers. Je n’en sais pas plus. Toujours est-il que Thérèse l’éternelle ne se rappelle pas les avoir vus bien longtemps séparés l’un de l’autre depuis, que le jeune curé a repris goût aux consultations personnelles dans sa paroisse, plus uniquement par Internet et que le vélo a pu être réparé. Quelques mois plus tard, ils ont fêté. La mairie et l’Eglise se sont fait une joie de célébrer un heureux évènement. Alexandre et Reza. Mariés. Comme le chantait si bien Léo Ferré, ils ont dès lors vécu un chagrin qui se repose.

Cerise sur le gâteau, Alexandre est rapidement tombé enceint et a donné naissance à un gros bébé tout mignon, tout dodu, adorable bien que geignard. Les deux jeunes parents l’ont élevé avec amour. Vingt-quatre années plus tard, je trouve que je ne m’en sors pas si mal.

Certains autres mondes pourraient en prendre de la graine, là où les conditions de vie ne risquent pas d'évoluer au sein de la société par exemple, sachant qu’une majorité conservatrice d’apparences autant que renfermée et non forte d’Humanité a accédé au pouvoir, peu soucieuse du couple de femmes ou d’hommes qui vivent en couple depuis tant d’années et ne souhaitent qu’une chose, se marier, comme tout le monde, car ils sont comme tout le monde.

Et non, ces deux couples ne souhaitent pas une mesure parallèle au mariage qui n’a pas été uniquement créé pour un homme et une femme, mais pour célébrer l’amour entre deux personnes. Certains dirigeants français de cette fin de première décennie d’années deux mille se font le porte-parole d’un discours d’Amour et de Respect, argumentant avec raison que si Alexandre et Reza, Cécile et Marie ou encore Florence et Roman s’aiment, c’est leur droit, leur vie. Au vu du respect de la liberté de chacun, choix ou pas, qu’ils s’aiment ! Qu’ils vivent leur vie ensemble s’ils le décident, non dissimulés !

Aimez… C’est la seule chose qui compte vraiment. L’homosexualité ou l’hétérosexualité restent des concepts vides et rétrogrades qui n’intéressent heureusement pas ces dirigeants. Selon leurs termes, ce qui compte, c’est l’Amour. Parce qu’au fond, tout ce qu’on fait, c’est par Amour. Réapprendre à Aimer, c'est le plus grand défi auquel se trouve confrontée la civilisation moderne. Ils oublient uniquement la compréhension envers leurs prochains. L’Amour a besoin d’une reconnaissance sociale, approuvent-ils, car l’Amour est si fort, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, qu’on a besoin de le partager, bien sûr avec son cœur, mais aussi avec ceux qui nous entourent. L’Amour d’une personne pour une autre devrait être reconnu, quel que soit le genre des personnes. Il n’est pas question de sexualité mais d’Amour.

Amour. Amour. Amour toujours. Les mêmes droits devraient s’appliquer à tous. Certains affirment aimer cette France de la diversité, des différences et des mélanges. Ces mêmes dirigeants ne déçoivent-ils néanmoins pas par leur sectarisme, leurs positions rétrogrades, statiques et butées en ne respectant pas leurs propres paroles ? Ils lâchent avec justesse de belles phrases sur la fraternité en tant que valeur la plus importante de la République. Où agonise-t-elle lorsqu’ils se permettent d’exclure une partie de la population en leur refusant le droit au mariage par exemple ? Et ils sont les premiers à parler d’Amour et de Respect ! Aimez-vous, qu’y disaient, aimez-vous…

Quand bien même il n’y aurait qu’un seul couple dans toute la France à souhaiter se marier, il devrait leur être donné ce droit. Il ne s’agit même pas d’autorisation, mais de Droit de l’Homme pour chacun d’être libre et égal. Naïve évidence avortée. Cette liberté est bafouée et continuera à l’être sauf miracle et ouverture inopinée d’esprit que je serais fort aise de saluer.

Pour l’instant, nos couples relèveront les manches, blessés une fois de plus au plus profond de leur cœur, et continueront à se battre. Pour ne plus être discriminés alors même qu’aucune raison n’existe dans ce monde où l’ignorance grandit sans cesse, creuse son nid, assoit son règne, et engendre des peurs inconsidérées face à l’enrichissante différence.

Lisez ces lettres, ces mots, ces phrases, ces récits, ces courtes folies plus vraies qu’il n’y paraît, ces silences d’espoir qui les entrecoupent. Usez-en et réfléchissez.


Gwennaël Tristan Houdayer.

Pour contacter Gwennaël Tristan Houdayer ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com ou laissez un commentaire .

Paraître, brûler, tomber.

Passer beaucoup de temps devant la glace. Utiliser des litres de gel à fixation forte. Dissimuler un bouton disgracieux à l'aide d'un soupçon de fond de teint Dior pour hommes. Hésiter longuement entre un pull en cachemire à col V et une chemise en popeline de coton. Gueuler un bon coup, putain, parce qu'il n'y a plus de jus d'orange sanguine dans le frigo américain. Partir sans faire le lit - la bonne des parents passe dans la matinée, elle s'en chargera. Marcher au milieu de la rue piétonne, les bras le long du corps, la poitrine gonflée. Rayonner de suffisance.
Se concentrer sur les jambes parfaites de filles à papa ou d'héritières. Dévisager ces demoiselles d'un oeil dur, sans âme. Trouver dans leur anatomie un ou deux éléments déplaisants, hanches trop larges, poitrines trop menues, lèvres trop minces. Décider de les ranger dans la catégorie « peut mieux faire ». Changer de cibles. Flatter des croupes abonnées à des clubs de fitness haut de gamme. Caresser des seins siliconés par les meilleurs chirurgiens. Tourner une langue avide dans des bouches parfumées à la cigarette menthol. Être tenu pour un expert en jeux bucco-linguaux.
S'ennuyer à mourir dans une école de commerce aux frais de scolarité élevés. Rêver d'une vie paresseuse. Une vie de chat d'appartement, concentrée sur les seuls plaisirs de la chair, des croquettes de régime à la pulpe de betterave, et des siestes sur des coussins confortables. S'imaginer parfois à la tête d'une entreprise du CAC quarante, ou d'un magazine luxueux et vaguement pornographique. Licencier trois cents personnes pour gagner en productivité et satisfaire les actionnaires. Échafauder des plans de développement d'activité à long terme. Se considérer comme une graine soigneusement triée et semée, pour laquelle on a tout prévu - soleil au zénith, quantité d'eau conséquente, jardiniers compétents. Se moquer ouvertement des inégalités, des commis, des ajusteuses, des boursiers. Sécher la plupart des cours, les récupérer à la hâte, miser sur la chance, exceller au jeu de la roulette russe, alors que tant d'autres doivent se contenter de la roulette belge (là, il y a toutes les balles dans le barillet). Passer de justesse, au rattrapage.
Se fier à ses goûts, à son instinct. Miser sur ses relations. Passer pour un dilettante, sur-jouer, savourer tranquillement les avantages d'une mauvaise réputation. Dévorer des filets de sole et des tartes à l'orange amère dans des restaurants où un père absent depuis l'enfance invite régulièrement ses maîtresses. Se resservir un verre de vin dans la froide clarté d'un duplex rempli d'objets coûteux. Acheter un briquet qui ressemble à un petit revolver doré. Emprunter la Porche gris anthracite des parents, rouler trop vite, passer la soirée à Deauville. S'immobiliser avec délice devant la porte d'établissements interdits aux neuf dixièmes de la planète. Franchir la grande porte sans encombres, et avec les félicitations du jury.
Profiter de tout, en direct, ou en léger différé. Commettre des crimes sans se soucier du châtiment. Accoudé au bar, chercher un titre formidable pour une future autobiographie. S'il fallait donner un titre à cette histoire, ce serait quelque chose d'ambitieux, de long, de définitif. De violent, aussi. Une suite de verbes à l'infinitif, peut-être? Manquer d'imagination, se contenter d'un titre que l'on sait provisoire. Chercher à donner au moins une fin convenable au chapitre en cours. Triturer des boutons de manchette en nacre. Jeter son dévolu sur une fille bronzée, aux dents blanches éclatantes, dont la famille possède une demi-douzaine de sociétés florissantes. L'embrasser du regard. S'approcher avec assurance. Discourir sans fin dans son oreille. Des sujets fantastiques, des prouesses incroyables. L'entraîner à l'écart. Lui mentir, la quitter, se remettre en quête.
Remarquer que les jours et les nuits, lorsque l'on boit beaucoup, se mettent à rétrécir. Changer d'humeur. Devenir irritable. Maigrir, saigner du nez, perdre goutte à goutte du suc de vie. Perdre la mémoire, aussi. Éprouver les pires difficultés à se concentrer. Sentir un voile opaque s'abattre devant ses pupilles. Molester un camarade de promotion, menacer de se dévêtir entièrement, oser des gestes obscènes, prononcer entre ses dents des paroles incohérentes. Ne plus tenir sur ses jambes. Se faire raccompagner jusqu'à la porte par des amis moins éméchés. Ne se souvenir de rien. Penser pourtant tenir toutes les ficelles. Augmenter les doses.
Dériver avec classe, sans chaussettes, un verre de whisky dans la main droite, un cigare dans la gauche. Dériver les poches pleines, anesthésié par des produits de qualité, fournis par les meilleurs dealers de la ville. Dériver quand même. Aller croissant.
Échouer dans une clinique privée, commencer une cure. Voir une mère morte d'inquiétude sécher ses larmes dans un mouchoir en soie. Feindre d'emprunter un nouveau chemin, une route vertueuse. Recommencer, d'une manière ou d'une autre.
Vociférer en agitant les bras, comme un homme qui se noie. Bafouiller de façon incontrôlable, comme si la langue devenait indépendante du corps. Devenir une bouillie de chair, se faire nourrir par des tuyaux, servir de contre exemple,se défendre faiblement. Puis plus du tout. Se faire laver par des aides soignantes quadragénaires, assez fortes, maquillées à la truelle. Demeurer exécrable. Entendre des hurlements, des aboiements dans sa tête. Passer ses journées à espérer que les cris vont s'estomper.
Préférer la vie d'avant, la vie flamboyante, celle qui avait le bruit des flûtes de champagne qui se cognent, celle du titre provisoire. Mais ne pas pouvoir faire marche arrière.
Ne pas pouvoir marcher, putain.

Arnaud Dudek

Pour contacter Arnaud Dudek ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com ou laissez un commentaire .
Creative Commons License
Ce/tte création est mis/e à disposition sous un contrat Creative Commons.