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16.6.07

Paraître, brûler, tomber.

Passer beaucoup de temps devant la glace. Utiliser des litres de gel à fixation forte. Dissimuler un bouton disgracieux à l'aide d'un soupçon de fond de teint Dior pour hommes. Hésiter longuement entre un pull en cachemire à col V et une chemise en popeline de coton. Gueuler un bon coup, putain, parce qu'il n'y a plus de jus d'orange sanguine dans le frigo américain. Partir sans faire le lit - la bonne des parents passe dans la matinée, elle s'en chargera. Marcher au milieu de la rue piétonne, les bras le long du corps, la poitrine gonflée. Rayonner de suffisance.
Se concentrer sur les jambes parfaites de filles à papa ou d'héritières. Dévisager ces demoiselles d'un oeil dur, sans âme. Trouver dans leur anatomie un ou deux éléments déplaisants, hanches trop larges, poitrines trop menues, lèvres trop minces. Décider de les ranger dans la catégorie « peut mieux faire ». Changer de cibles. Flatter des croupes abonnées à des clubs de fitness haut de gamme. Caresser des seins siliconés par les meilleurs chirurgiens. Tourner une langue avide dans des bouches parfumées à la cigarette menthol. Être tenu pour un expert en jeux bucco-linguaux.
S'ennuyer à mourir dans une école de commerce aux frais de scolarité élevés. Rêver d'une vie paresseuse. Une vie de chat d'appartement, concentrée sur les seuls plaisirs de la chair, des croquettes de régime à la pulpe de betterave, et des siestes sur des coussins confortables. S'imaginer parfois à la tête d'une entreprise du CAC quarante, ou d'un magazine luxueux et vaguement pornographique. Licencier trois cents personnes pour gagner en productivité et satisfaire les actionnaires. Échafauder des plans de développement d'activité à long terme. Se considérer comme une graine soigneusement triée et semée, pour laquelle on a tout prévu - soleil au zénith, quantité d'eau conséquente, jardiniers compétents. Se moquer ouvertement des inégalités, des commis, des ajusteuses, des boursiers. Sécher la plupart des cours, les récupérer à la hâte, miser sur la chance, exceller au jeu de la roulette russe, alors que tant d'autres doivent se contenter de la roulette belge (là, il y a toutes les balles dans le barillet). Passer de justesse, au rattrapage.
Se fier à ses goûts, à son instinct. Miser sur ses relations. Passer pour un dilettante, sur-jouer, savourer tranquillement les avantages d'une mauvaise réputation. Dévorer des filets de sole et des tartes à l'orange amère dans des restaurants où un père absent depuis l'enfance invite régulièrement ses maîtresses. Se resservir un verre de vin dans la froide clarté d'un duplex rempli d'objets coûteux. Acheter un briquet qui ressemble à un petit revolver doré. Emprunter la Porche gris anthracite des parents, rouler trop vite, passer la soirée à Deauville. S'immobiliser avec délice devant la porte d'établissements interdits aux neuf dixièmes de la planète. Franchir la grande porte sans encombres, et avec les félicitations du jury.
Profiter de tout, en direct, ou en léger différé. Commettre des crimes sans se soucier du châtiment. Accoudé au bar, chercher un titre formidable pour une future autobiographie. S'il fallait donner un titre à cette histoire, ce serait quelque chose d'ambitieux, de long, de définitif. De violent, aussi. Une suite de verbes à l'infinitif, peut-être? Manquer d'imagination, se contenter d'un titre que l'on sait provisoire. Chercher à donner au moins une fin convenable au chapitre en cours. Triturer des boutons de manchette en nacre. Jeter son dévolu sur une fille bronzée, aux dents blanches éclatantes, dont la famille possède une demi-douzaine de sociétés florissantes. L'embrasser du regard. S'approcher avec assurance. Discourir sans fin dans son oreille. Des sujets fantastiques, des prouesses incroyables. L'entraîner à l'écart. Lui mentir, la quitter, se remettre en quête.
Remarquer que les jours et les nuits, lorsque l'on boit beaucoup, se mettent à rétrécir. Changer d'humeur. Devenir irritable. Maigrir, saigner du nez, perdre goutte à goutte du suc de vie. Perdre la mémoire, aussi. Éprouver les pires difficultés à se concentrer. Sentir un voile opaque s'abattre devant ses pupilles. Molester un camarade de promotion, menacer de se dévêtir entièrement, oser des gestes obscènes, prononcer entre ses dents des paroles incohérentes. Ne plus tenir sur ses jambes. Se faire raccompagner jusqu'à la porte par des amis moins éméchés. Ne se souvenir de rien. Penser pourtant tenir toutes les ficelles. Augmenter les doses.
Dériver avec classe, sans chaussettes, un verre de whisky dans la main droite, un cigare dans la gauche. Dériver les poches pleines, anesthésié par des produits de qualité, fournis par les meilleurs dealers de la ville. Dériver quand même. Aller croissant.
Échouer dans une clinique privée, commencer une cure. Voir une mère morte d'inquiétude sécher ses larmes dans un mouchoir en soie. Feindre d'emprunter un nouveau chemin, une route vertueuse. Recommencer, d'une manière ou d'une autre.
Vociférer en agitant les bras, comme un homme qui se noie. Bafouiller de façon incontrôlable, comme si la langue devenait indépendante du corps. Devenir une bouillie de chair, se faire nourrir par des tuyaux, servir de contre exemple,se défendre faiblement. Puis plus du tout. Se faire laver par des aides soignantes quadragénaires, assez fortes, maquillées à la truelle. Demeurer exécrable. Entendre des hurlements, des aboiements dans sa tête. Passer ses journées à espérer que les cris vont s'estomper.
Préférer la vie d'avant, la vie flamboyante, celle qui avait le bruit des flûtes de champagne qui se cognent, celle du titre provisoire. Mais ne pas pouvoir faire marche arrière.
Ne pas pouvoir marcher, putain.

Arnaud Dudek

Pour contacter Arnaud Dudek ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com ou laissez un commentaire .

2 Comments:

Blogger Le Taulier said...

Wouw, champagne.
Je n'ai pas eu le début, je n'ai toujours pas le milieu, je prie (qui d'ailleurs ? non, je ne prie pas en fait) pour ne pas en avoir la fin.
Mais tu aimes bien les biographies concises, ou je me trompe (Cf le Décapage) ?

18 juin 2007 à 15:00  
Blogger Unknown said...

Tiens, oui, je n'avais pas remarqué cette (fâcheuse?) tendance... J'ai commencé par m'imposer cette contrainte infinitive, et puis ça s'est fait naturellement. Alors que dans la nouvelle de Décapage (voir le http://revuedecapage.blogspot.com pour ceux qui vont lire ça et ne vont rien comprendre), la biographie concise était le point de départ.

19 juin 2007 à 01:54  

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