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17.7.07

1er Chapitre

J’adaptais mon discours en fonction de la personne que j’avais en face de moi. Si j’estimais qu’elle était instruite et bien au courant des tarifs de la concurrence, alors je m’en tenais au propos officiel. Par contre, si je sentais que le client potentiel était plutôt crédule, alors je laissais quelque liberté à mon imagination. Je me permettais des excentricités qui auraient certainement provoqué une réaction chez les individus méfiants.

La petite dame m'écoutait attentivement en serrant son sac à main contre elle. Elle portait des lunettes dont les verres étaient énormes et qui grossissaient ses yeux comme des loupes. Elle hochait docilement la tête au cours de mon argumentaire comme pour me montrer qu'elle était attentive à ce que je lui disais. J’employais tous les procédés oratoires et les formules rhétoriques que l’on nous avait enseignées pour la convaincre.

Ces grands yeux au milieu de cette toute petite figure ridée me regardaient fixement. J'étais déjà parvenu à la faire souscrire à des contrats parfaitement inutiles et inadaptés à sa situation. Emporté par un zèle que la morale n’encombrait pas, je soutenais à ma cliente que son univers était rempli de risques qu’elles n’imaginait pas et dont les conséquences pouvaient être désastreuses. Elle pensait vivre dans son petit quotidien où tout était parfaitement réglé, attendant paisiblement, après une vie bien chargée, une mort tranquille. Elle découvrait, stupéfaite, les périls presque aussi inquiétants que ceux qu’elle avait connu pendant sa jeunesse durant la guerre.

Je n'avais aucun scrupule à exploiter la faiblesse de personnes qui n'étaient pas en mesure de défendre leurs intérêts. Contrairement à certaines professions, nos clients n'étaient pas poussés à la faillite par des mensonges ou et des pratiques relevant de l'escroquerie. Je ne faisais que leur vendre des services dont ils n’avaient pas besoin pour leur soutirer quelques dizaines d’euros par moi. Je leur révélais l'existence de besoins essentiels qu'ils avaient négligés jusqu’alors. En fait, je ne faisais que reproduire à mon échelle la logique d’un système qui encourageait la surconsommation en créant des frustrations qui ne pouvaient être calmées que si les personnes visées dépensaient leur argent. Nous étions comme des médecins qui prescrivaient des médicaments pour lutter contre un mal qu'ils avaient crée ou comme des dealers qui permettaient à des drogués de satisfaire leur dépendance en entretenant leur addiction.

Pour les nouveaux qui n'avaient pas compris les usages implicites du métier, la peur du chômage devenait une motivation efficace. Si la hiérarchie constatait de mauvais résultats persistants en dépit de mises en garde, alors une machinerie infernale se mettait en route pour pousser à la faute afin de disposer d'un prétexte assez solide pour justifier un licenciement. Des stratégies de harcèlement étaient mises en place pour isoler le personnel concerné et pour l'affaiblir professionnellement et moralement. Les plus anciens nous racontaient ce dont d'anciens collègues avaient été victimes et cela produisait une espèce de terreur très efficace car nous ne parvenions jamais à nous défaire d'un sentiment latent et diffus de crainte.

La vieille dame se crispait désormais sur les hanses de son sac à main. Je voyais bien qu’elle était en train d’essayer de reprendre cette parole que je lui avais confisquée. Assise dans ce grand fauteuil, elle me regardait en train de répondre aux questions que j’avais posées en son nom. J’augmentais le débit de ma phrase et j’essayais de l’assommer sous les arguments, les faits, les chiffres, les anecdotes afin qu’elle oubliât ce qu’elle voulait dire. Il y eut un très cours instant au cours duquel je repris mon souffle. Elle s’en saisit pour me dire que ce que je lui proposais ne l’intéressait pas. Sa voix était tremblante et elle paraissait presque s’excuser.
Elle était venue pour un renseignement et elle ressortait avec deux nouveaux contrats. En dépit de mes efforts, je ne l'avais pas convaincue de l'utilité du contrat couvrant les risques liés à la pratique d'un sport.

Après avoir signé les derniers documents, nous nous levâmes, nous serrâmes la main et la petite dame se retourna, ouvrit la porte et quitta mon bureau. Je m’assis et profitais de ce moment pendant lequel je me retrouvais seul. Cela ne durerait pas longtemps car la venue de la personne suivante troublerait cet instant si rare et si précieux au milieu de ma journée. Même lorsque je demeurais ainsi pendant plus d’un quart d’heures, il m’était impossible de sortir un livre qui m'aurait permis de m'évader quelques instants. Mon bureau, ou plutôt mon boxe, était entièrement vitré. C’était un lieu ouvert à tous les regards. Cela permettait de mieux nous surveiller. Nous assurions nous-mêmes cette besogne les uns envers les autres. J’avais la chance de n’avoir qu’un seul collègue avec lequel je m’entendais bien. Sa voisine de gauche était bien connue pour ses médisances. Nos faits et gestes pouvaient être observés également par les clients, assis sur les chaises accolées au mur ou debout, qui faisaient la queue pour aller au guichet ou pour aller voir un conseiller. Certains lisaient, d’autres discutaient et les plus désemparés promenaient leurs regards et trompaient leur ennui en nous épiant. La présence invisible et insaisissable du directeur de l’agence, personnage mystérieux que l'on voyait rarement, planait dans nos bureaux. Il savait ce que l'on faisait même s'il ne nous voyait pas et alimentait cette peur inconsciente qui nous prenait quand nous étions désoeuvrés.

La première heure qui suivait un repas riche était particulièrement difficile. Je revenais d’un pas lourd au bureau et je m’effondrais de tout mon poids sur mon fauteuil. Le café que j’avais pris n’avait pas fait encore son effet. Il fallait alors lutter contre une fatigue écrasante qui me poussait à me pencher en arrière, à fermer les yeux et à reconnaître la victoire de mon organisme en pleine digestion sur ma faible volonté. L’absence de clients en face de mon bureau et la présence bienveillante de Jacky dans le bureau voisin avait bien failli me convaincre de me laisser doucement emporter par le sommeil. Mais le directeur pourrait surgir à l’improviste et j’essuierais une remarque désobligeante ou faussement humoristique, selon son humeur, sur mon attitude. Françoise, que mon voisin appelait la « langue de pute », pouvait passer dans le couloir et me surprendre. Je sentais que je si restais une minute de plus dans mon fauteuil, je m’endormirais. Mon combat pour rester éveillé devenait de plus en plus dur. Mes paupières se fermaient mécaniquement et j’avais l’impression de fournir un effort à chaque fois que je les rouvrais. Dans de telles circonstances, il fallait aller aux toilettes et se passer un coup d’eau sur le visage. Je me levai et sortis de mon bureau pour m’y rendre. Je devais profiter de l’absence de personnes faisant la queue au guichet pour me hâter d’y aller. En passant devant eux, je remarquai l’air affairé de mes collègues. Jacky était devant son écran tandis que Françoise classait et rangeait des dossiers. Une fois à l’intérieur, j’ouvris le robinet d’eau froide et plaçai mes mains sous le jet. Je me passai de l’eau sur le visage et sur la nuque. Je me sentais revigoré par cette sensation de fraîcheur qui me faisait oublier la fatigue de la digestion. Les brumes qui noyaient mon esprit et m’empêchaient de penser se dispersèrent. Je m’essuyai les mains et je retournai à mon bureau.

Telle était la journée type qui se reproduisait quasiment à l'identique de jour en jour. L'ennui suscité par l'accomplissement d'un travail vain et absurde se mêlait à la crainte de perdre ce même travail qui me donnait les moyens de vivre sans exister.

Alain Trepanier

Pour contacter Alain Trepanier ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com ou laissez un commentaire .

La Madone des Vitrines

Acte 1


Un beau gosse
Deux beaux gosses
Trois beaux gosses…

Tu les auras collectionnés, dans ta vie

Genre « Je mate mais je touche pas »
On ne sait jamais
« Tu casses, tu paies »

Ton style, c’est plutôt

Le lèche-vitrine

« Ne me regardez pas comme ça ! Je bave, c’est tout. Je fais rien de mal. J’ai de quoi payer, vous savez. Si je voulais… »

Ton problème, c’est que tu ne veux pas.
Pas assez, en tout cas.
Pas comme il faut.

Pas comme celles qui entrent, l’air décidé, sans un regard pour la petite vendeuse, montrant du doigt en baissant les paupières avec des moues bourgeoises, « Ça‍! Ça‍‍!‍ Et aussi ça ! ».
Quand on aime, enfin, quand on achète, on ne compte pas.
Leurs cartes noir et or font des éclairs dans la machine.
Elles ressortent les mains pleines, avec des étoiles dans les yeux.
Rentrent chez elles.
Ecarquillent des yeux innocents devant leur mari.
Des airs d’excuse…

Toi…

Tu as retenu tes mains.

C’est pourtant pas l’envie qui te manquait de la leur mettre au cul.

Leur cul…
Quelle merveille…
Elles te les raflent sous le nez. Les entraînent dans les cabines d’essayage. Les enfilent… Enfin, tu vois ce que je veux dire. Leurs soupirs sonnent faux, ceux des garçons aussi, tu vois quand même les rideaux s’agiter, tu fantasmes, « Moi, à leur place… »

Toi à leur place…
Rien.
Que de la gueule.
Je veux dire,
Que des yeux

Avec les yeux, tu les lèches, tu les suces, tu les avales,
Les beaux gosses
Qui défilent sans bouger dans leur vitrine,
Tellement chauds,
Tellement chers qu’ils n’ont pas de prix,
Pas d’étiquette au cul
A vendre, à louer, mais
A prix d’or,
Un prix qu’on n’affiche pas,
Un prix chic,
Le prix des beaux garçons.
Le prix de ta salive, au coin des ta bouche enflée de désir :

Le prix du désir – pas du plaisir.
Trop facile, « Je ne suis pas celle que vous croyez ».

Les vendeuses s’affairent,
Leur tournent les hanches,
Le buste,
Les tripotent.

Tu n’aimes pas les tripotages, « Très peu pour moi ! ».
Toi, ce que tu aimes, c’est…

… Cette salive qui dégouline, invisible, sur le carreau.
La salive des yeux.
L’eau du désir.
« Pas touche ! »
La Vierge des Vitrines.
Jamais un homme ne t’a touchée.
Jamais. A aucun prix.

Jamais tu n’as touché un homme.
Pour quoi faire ?
Gâcher le plaisir ?
Casser la vitre ?
Avec entre deux feuilles de verre ton reflet désirant ?
Briser le rêve ?
Le rêve des beaux faux culs, des hanches étroites, de la taille parfaite des beaux garçons.
Le rêve d’homme.

… Une fille, assez belle, l’air de rien, l’air de ne pas y toucher, passait nonchalamment d’une vitrine à l’autre, admirant les beaux hommes de cire conservés dans la glace, ces garçons qu’on essaie en cabine, qu’on emporte peut-être dans un sac élégant, sans un regard pour la petite vendeuse etc.
Pas vue, pas prise.

Acte II

« Qu’est-ce qu’elle a à me regarder comme ça, celle-là ? Elle a de la chance que je puisse pas bouger. Dis-donc, c’est pas parce que je suis obligé de montrer mon cul dans une vitrine pour gagner ma vie qu’il faut me prendre pour une pute !... Pas le droit de parler non plus, c’est le règlement, sinon je lui dirais deux mots, à cette mijaurée. Non mais, qu’est-ce que c’est que ces manières… Elle bave, littéralement… T’as jamais vu un mec de près ? Tu veux ma photo ? T’aimerais bien toucher, hein ? Mais pour ça, ma belle, il faudra allonger ton fric. Ah non… Madame n’achète pas… Madame est une reluqueuse… Demain, on rase gratis !… Revenez pour les soldes, on vous fera un prix !... Seulement, il s’agira pas de faire la difficile… Moi, ça fera longtemps que j’aurai fondu entre les doigts d’une middle-class en chaleur. Entre nous, on les appelle demi-mondaines, qu’est-ce qu’elles croient ? C’est qu’elles sont pas comme toi, elles ont pas froid aux yeux. Demande à mes copains. Ceux qui y sont déjà passés… Ah oui, j’oubliais, tu mates aussi la cabine… T’aimerais bien être à la place de la caméra… Rêve toujours… Qu’est-ce que tu veux, la patronne est pas une sainte et y a pas de petits profits. Elle vend les films sous le manteau, à des amateurs, comme on dit… Et puis j’en ai marre qu’on s’intéresse qu’à mes fesses… Moi ce que je voudrais… C’est qu’une petite pas dans ton genre vienne me voler la nuit pour me tirer de cette merde… Une petite qui penserait pas à mal… Qui m’aimerait pour moi, comme ça… Pas comme la vendeuse, qui sait pas quoi inventer pour me palucher, « Oh ? Encore de la poussière ? Pourtant j’ai passé le doigt y a pas dix minutes. Franchement… »

Acte III

Il ne vit pas les larmes qui emplissaient le bord des yeux de la jeune femme. Quand elle vint le chercher cette nuit-là, brisant la vitrine et déclenchant les sirènes, il ne la reconnut pas. Il dormait à moitié, et puis, la nuit, tous les chats… Le feu dansait dans la cheminée. Elle le posa sur les peaux de bête, sans autre intention que de continuer à l’admirer. Elle vit les premières gouttes de sueur se former sur le front du jeune homme, à la racine des cheveux noirs, puis sur les tempes, à l’intérieur des ailes du nez, au-dessus de la lèvre supérieure si sensuelle… Elle s’agenouilla, comme en prière. Son premier homme. Comment aurait-elle pu savoir ? La fonte dura jusqu’au matin.

Le lendemain, dans un groupe de badauds rassemblés devant un kiosque à journaux, une méchante femme disait « Elle n’aurait pas pu le laisser dans sa vitrine ? », tandis qu’une autre méchante femme répondait « Pour quoi faire ? Un destin de poussière ? Une vieillesse de mannequin ? ».

Philip Pilato

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