Blanc sur blanc
La vie commence après dix-huit heures. Assez de diagrammes circulaires, d'états périodiques de trésoreries, d'amortissements, d'actifs, de transferts. Assez de réunions de service où des responsables arrogants assènent des objectifs, mobilisent des énergies pro-actives, perpétuent le culte de l'entreprise qui gagne. Assez de subalternes paresseux, de secrétaires analphabètes, de stagiaires sous-payés et sur-qualifiés. Cliquer sur « démarrer ». Clore la session administrateur. Refermer soigneusement la porte. Oui, à dix-huit heures, tu reprends les rennes de ton existence. Te voilà un homme rétabli dans ta légitimité. A nouveau, c'est toi qui soulignes.
Les couloirs gris de l'entreprise. L'accueil, une bise à Martine, bonne soirée, à demain. Sur le parking, personne ne bloque ta voiture - de quoi envisager sereinement un retour à la surface. Une priorité à droite, deux ronds-points, une avenue du Onze Novembre, un boulevard de la République. Un créneau à gauche. A trois cents mètres, la récompense : le bar « Au grand sérieux ». Une goutte, un coup, un petit blanc bien frais, au comptoir. Le premier, c'est pour calmer tes nerfs. Après, tu observes. Le patron houspille son serveur. Un grand échalas mal rasé coche les cases d'une grille de Loto sportif avec une application dont il fait rarement preuve au bureau - sauf quand il s'agit de changer les piles de l'horloge murale ou de remplir un gobelet en plastique de café bouillant. Un exemplaire fatigué de l'Equipe traîne sur une table encore encombrée de tasses vides et de miettes de sucre : le club de ton coeur a essuyé une sévère défaite, dix-neuvième du classement après quinze matches, médiocrité récurrente, le club jouera le maintien. Un deuxième blanc, tiens, pour te requinquer. Et pour accompagner les nouveaux entrants - d'autres travailleurs de l'ombre. Un troisième, souvent, il y a toujours quelque chose à arroser, la signature d'un contrat précaire, une augmentation de onze euros, une incroyable victoire dans le temps additionnel, un week-end de trois jours. Parfois, c'est le patron qui régale. Tu l'envies, celui-là. Au moins un qui aime son job.
La chaussée défile à plusieurs dizaines de centimètres de tes mocassins. Il faut se souvenir de l'endroit où est garé ton carrosse. Enchaîner les pas, aussi, sans trébucher, ce serait dommage - tu n'es même pas saoul, juste un peu gai. Rentrer au bercail. Les feux, les intersections, les changements de file. Slalomer entre les cyclistes, surveiller les piétons, anticiper les ralentissements, dans une atmosphère de délicieux engourdissement. L'asphalte se déroule comme un prodigieux tapis rouge. Le flash info de vingt heures se mêle au vrombissement du moteur, un attentat suicide a fait vingt morts en Irak, un Fabiusien publie un pamphlet anti-blairiste, il faudra songer à faire le plein d'essence avant que le baril franchisse la barre des cent dollars. La voiture te ramène à la maison, sain et sauf. Tu t'en sors comme un chef.
On te dit drôle et généreux. Tu n'as pas froid aux yeux. Tu pourrais faire pousser n'importe quoi dans un jardin de pierres. Mais comme mari, tu as toujours été un cauchemar. Quarante ans, deux mariages, deux échecs. Des traits tirés, des migraines, des cris. Elles ont déchanté, elle ont hurlé, elles ont disparu. A chaque fois, tu t'es accroché aux brouillards de l'alcool comme à une bouée. Ça t'a sauvé. Les liquides alcoolisés et toi : une histoire qui dure. Vous ne faîtes qu'un contre les nuées fantomatiques de l'adversité. C'est du solide. Même si les mauvaises langues prétendent le contraire, inversant cause et conséquence, estimant que la boisson a tout flétri sur son passage. N'importe quoi, souffles-tu en sifflant une bière. Certes, le frigidaire paraît rétrécir sans cesse, plus assez de place et trop de bouteilles. Mais ce serait mal connaître ton allié et ses troupes grandissantes. Elles sont là pour ton bien.
A ce stade, en général, le micro-ondes entre en jeu. Une barquette en aluminium, boeuf bourguignon, navarin d'agneau, cassoulet : que les plats cuisinés soient chaudement remerciés pour l'aide qu'ils t'apportent. Cela te laisse beaucoup de temps à tuer. S'enfoncer dans un fauteuil, passer d'innombrables heures devant ton téléviseur. Traîner jusqu'à plus de minuit sur les chaînes du satellite, Derby du championnat des Pays-Bas, éliminatoires de la Copa America, tournoi indoor de Johannesbourg. Parfois, la championne olympique du cent mètres dos laisse sa place à une fille à la peau caramel, moins habillée, et qui pousse des cris gutturaux, même quand elle a la bouche pleine. Mais ça ne dure jamais bien longtemps, juste de quoi remplir un mouchoir, parce qu'au fond ça te déprime, toute cette misère sexuelle.
De temps à autre, il y a de vraies femmes. Des buveuses chevronnées que tu rencontres dans des rades tristes. Ça trinque, ça parle de gosses déjà grands, mais ça fait rarement des blanquettes le dimanche, les enfants ne viennent plus, trop de chutes dans l'escalier, trop de trous noirs. Elles ont l'alcool triste. Suffit alors d'éviter que les pleurnichardes tombent dans les vapes - tu les ramènes vite chez toi, hop, et que ça saute. Il y a Internet, aussi, les solitudes virtuelles des forums de rencontre. Slalomer entre les pseudonymes, tailler la bavette, s'inventer des affinités. Donner des rendez-vous dans des repaires plus propres, où les serveurs pianotent sur des télécommandes et où les vins du mois ne piquent pas le palais. Ressortir la veste de velours, le peigne, la voix grave. Parler posément, user d'alcools plus nobles, insister sur les années d'apprentissage, celles qui appellent toujours des sourires attendris. Espérer éviter les soeurs de collègues ou les infirmières en psychiatrie. Essuyer, en général, des refus polis : une longue journée de travail, des histoires de rhume et de migraines, une autre fois sans doute. Offrir quand même les consommations. Tandis que la marée se retire, que la secrétaire médicale te tend la joue, que la vendeuse de sous-vêtements te file un faux numéro, te promettre de ne pas recommencer.
Un soir, pourtant, une nuit glaciale de la fin janvier, une femme dit oui. Entre deux âges, télé-vendeuse de produits surgelés, un fils ingénieur parti travailler au Canada ou en Irlande. Vous êtes tous les deux perdus - mais perdus au même endroit, on progresse. Son corps nu emballé dans un drap, impérial. Pas de lampées, pas de rasades, juste l'envie de la regarder dormir. Plus tard, la même nuit, la bouche sèche. Sa cuisine, une bouteille de Chablis à peine entamée. Ça descend dans ta gorge. Sur la route de la chambre, un miroir. Avachi, ravagé - dix ans de plus, facile. Un pilier de bar rabougri qui prétend avoir quarante ans, quelle blague. Au bout de cinq minutes, tu as envie d'arrêter de boire. Tu te dis qu'elle t'aidera. Dans le salon, tu ramasses ton manteau. Tu remarques une photo sur la commode de l'entrée, une photo d'elle. Si tu te débrouilles bien, elle pourrait la remplacer par une photo de toi, un de ces quatre. Des plans se dessinent, des routes se construisent, où tu tiens sa main, où tu lui demandes si elle a envie de manger chinois, de voir un film à pop-corn, d'acheter une table basse en cerisier. Droit dans ses yeux, tu promets déjà ce que tu as promis à d'autres. Une promesse d'ivrogne.
Le lendemain, ou bien un autre jour. Tu te lèves tôt, la langue est pâteuse, la tête dit je ne veux pas y aller. Tu voudrais rester sous la couette, simuler une angine carabinée, comme dans ton enfance. Personne pour signer ton mot d'absence. Alors le parking, ta place habituelle. Un coup d'oeil à ta montre, neuf heures à tenir, une éternité. Une bise à Martine, parfois une petite blague, pour montrer que tu es de bonne humeur.
« Bonne journée! »
Un bref sourire. L'ascenseur arrive. Tu t'y engouffres, et là, naturellement, tu commences à mourir.
Arnaud Dudek
Pour contacter Arnaud Dudek ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com ou laissez un commentaire .
Les couloirs gris de l'entreprise. L'accueil, une bise à Martine, bonne soirée, à demain. Sur le parking, personne ne bloque ta voiture - de quoi envisager sereinement un retour à la surface. Une priorité à droite, deux ronds-points, une avenue du Onze Novembre, un boulevard de la République. Un créneau à gauche. A trois cents mètres, la récompense : le bar « Au grand sérieux ». Une goutte, un coup, un petit blanc bien frais, au comptoir. Le premier, c'est pour calmer tes nerfs. Après, tu observes. Le patron houspille son serveur. Un grand échalas mal rasé coche les cases d'une grille de Loto sportif avec une application dont il fait rarement preuve au bureau - sauf quand il s'agit de changer les piles de l'horloge murale ou de remplir un gobelet en plastique de café bouillant. Un exemplaire fatigué de l'Equipe traîne sur une table encore encombrée de tasses vides et de miettes de sucre : le club de ton coeur a essuyé une sévère défaite, dix-neuvième du classement après quinze matches, médiocrité récurrente, le club jouera le maintien. Un deuxième blanc, tiens, pour te requinquer. Et pour accompagner les nouveaux entrants - d'autres travailleurs de l'ombre. Un troisième, souvent, il y a toujours quelque chose à arroser, la signature d'un contrat précaire, une augmentation de onze euros, une incroyable victoire dans le temps additionnel, un week-end de trois jours. Parfois, c'est le patron qui régale. Tu l'envies, celui-là. Au moins un qui aime son job.
La chaussée défile à plusieurs dizaines de centimètres de tes mocassins. Il faut se souvenir de l'endroit où est garé ton carrosse. Enchaîner les pas, aussi, sans trébucher, ce serait dommage - tu n'es même pas saoul, juste un peu gai. Rentrer au bercail. Les feux, les intersections, les changements de file. Slalomer entre les cyclistes, surveiller les piétons, anticiper les ralentissements, dans une atmosphère de délicieux engourdissement. L'asphalte se déroule comme un prodigieux tapis rouge. Le flash info de vingt heures se mêle au vrombissement du moteur, un attentat suicide a fait vingt morts en Irak, un Fabiusien publie un pamphlet anti-blairiste, il faudra songer à faire le plein d'essence avant que le baril franchisse la barre des cent dollars. La voiture te ramène à la maison, sain et sauf. Tu t'en sors comme un chef.
On te dit drôle et généreux. Tu n'as pas froid aux yeux. Tu pourrais faire pousser n'importe quoi dans un jardin de pierres. Mais comme mari, tu as toujours été un cauchemar. Quarante ans, deux mariages, deux échecs. Des traits tirés, des migraines, des cris. Elles ont déchanté, elle ont hurlé, elles ont disparu. A chaque fois, tu t'es accroché aux brouillards de l'alcool comme à une bouée. Ça t'a sauvé. Les liquides alcoolisés et toi : une histoire qui dure. Vous ne faîtes qu'un contre les nuées fantomatiques de l'adversité. C'est du solide. Même si les mauvaises langues prétendent le contraire, inversant cause et conséquence, estimant que la boisson a tout flétri sur son passage. N'importe quoi, souffles-tu en sifflant une bière. Certes, le frigidaire paraît rétrécir sans cesse, plus assez de place et trop de bouteilles. Mais ce serait mal connaître ton allié et ses troupes grandissantes. Elles sont là pour ton bien.
A ce stade, en général, le micro-ondes entre en jeu. Une barquette en aluminium, boeuf bourguignon, navarin d'agneau, cassoulet : que les plats cuisinés soient chaudement remerciés pour l'aide qu'ils t'apportent. Cela te laisse beaucoup de temps à tuer. S'enfoncer dans un fauteuil, passer d'innombrables heures devant ton téléviseur. Traîner jusqu'à plus de minuit sur les chaînes du satellite, Derby du championnat des Pays-Bas, éliminatoires de la Copa America, tournoi indoor de Johannesbourg. Parfois, la championne olympique du cent mètres dos laisse sa place à une fille à la peau caramel, moins habillée, et qui pousse des cris gutturaux, même quand elle a la bouche pleine. Mais ça ne dure jamais bien longtemps, juste de quoi remplir un mouchoir, parce qu'au fond ça te déprime, toute cette misère sexuelle.
De temps à autre, il y a de vraies femmes. Des buveuses chevronnées que tu rencontres dans des rades tristes. Ça trinque, ça parle de gosses déjà grands, mais ça fait rarement des blanquettes le dimanche, les enfants ne viennent plus, trop de chutes dans l'escalier, trop de trous noirs. Elles ont l'alcool triste. Suffit alors d'éviter que les pleurnichardes tombent dans les vapes - tu les ramènes vite chez toi, hop, et que ça saute. Il y a Internet, aussi, les solitudes virtuelles des forums de rencontre. Slalomer entre les pseudonymes, tailler la bavette, s'inventer des affinités. Donner des rendez-vous dans des repaires plus propres, où les serveurs pianotent sur des télécommandes et où les vins du mois ne piquent pas le palais. Ressortir la veste de velours, le peigne, la voix grave. Parler posément, user d'alcools plus nobles, insister sur les années d'apprentissage, celles qui appellent toujours des sourires attendris. Espérer éviter les soeurs de collègues ou les infirmières en psychiatrie. Essuyer, en général, des refus polis : une longue journée de travail, des histoires de rhume et de migraines, une autre fois sans doute. Offrir quand même les consommations. Tandis que la marée se retire, que la secrétaire médicale te tend la joue, que la vendeuse de sous-vêtements te file un faux numéro, te promettre de ne pas recommencer.
Un soir, pourtant, une nuit glaciale de la fin janvier, une femme dit oui. Entre deux âges, télé-vendeuse de produits surgelés, un fils ingénieur parti travailler au Canada ou en Irlande. Vous êtes tous les deux perdus - mais perdus au même endroit, on progresse. Son corps nu emballé dans un drap, impérial. Pas de lampées, pas de rasades, juste l'envie de la regarder dormir. Plus tard, la même nuit, la bouche sèche. Sa cuisine, une bouteille de Chablis à peine entamée. Ça descend dans ta gorge. Sur la route de la chambre, un miroir. Avachi, ravagé - dix ans de plus, facile. Un pilier de bar rabougri qui prétend avoir quarante ans, quelle blague. Au bout de cinq minutes, tu as envie d'arrêter de boire. Tu te dis qu'elle t'aidera. Dans le salon, tu ramasses ton manteau. Tu remarques une photo sur la commode de l'entrée, une photo d'elle. Si tu te débrouilles bien, elle pourrait la remplacer par une photo de toi, un de ces quatre. Des plans se dessinent, des routes se construisent, où tu tiens sa main, où tu lui demandes si elle a envie de manger chinois, de voir un film à pop-corn, d'acheter une table basse en cerisier. Droit dans ses yeux, tu promets déjà ce que tu as promis à d'autres. Une promesse d'ivrogne.
Le lendemain, ou bien un autre jour. Tu te lèves tôt, la langue est pâteuse, la tête dit je ne veux pas y aller. Tu voudrais rester sous la couette, simuler une angine carabinée, comme dans ton enfance. Personne pour signer ton mot d'absence. Alors le parking, ta place habituelle. Un coup d'oeil à ta montre, neuf heures à tenir, une éternité. Une bise à Martine, parfois une petite blague, pour montrer que tu es de bonne humeur.
« Bonne journée! »
Un bref sourire. L'ascenseur arrive. Tu t'y engouffres, et là, naturellement, tu commences à mourir.
Arnaud Dudek
Pour contacter Arnaud Dudek ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com ou laissez un commentaire .
1 Comments:
Bon dieu, ton texte m'a bien foutu le bourdon, camarade ArnaudDudek (TM).
C'est dire s'il est réussi. Je pensais initialement que seule la fin en était glauque.
Et non, en fait, il semble bien que ce soit tout l'ensemble qui le soit.
...
En tout cas, j'aime bien (mais la thématique du site ne serait-elle pas en train de basculer du sexe à l'alcool, sous l'impulsion notamment d'un jeune pochtron de ma connaissance ? Amusante association, en tout cas.)
Enregistrer un commentaire
<< Home