Recensement
J'étais seul chez moi, tous volets fermés, avec comme seule source de lumière ma petite lampe de bureau, tournée vers le mur.
Je fumais assis dans le canapé, un pack de bière posé sur la table basse en face de moi. L'iMac trônait fier sur le bureau à l'autre bout de la pièce.
" Saleté de machine ", j'ai sifflé entre mes dents en lançant une capsule de bière dans sa direction.
Sur le mur au dessus du bureau j'avais accroché les portraits de mes écrivains fétiches. Céline, Camus, Balzac, Baudelaire, Hemingway… Ils étaient tous là, accrochés au mur à me narguer, à agiter leurs chef-d'œuvres sous mon nez et à se marrer et leurs rires flottaient dans toute la pièce. Je suis allé m'asseoir devant l'ordinateur et j'ai commencé à taper. Ils continuaient à se foutre de moi, j'ai attrapé une bière et j'ai continué à taper mais impossible de me concentrer.
" Ah, ça vous fait marrer, hein, mais moi j'en ai rien à foutre parce que vous êtes tous morts, hé hé, vous êtes tous morts et moi je suis vivant ! "
Je suis parti d'un rire dément.
" Vous pouvez rien contre moi bande de sacs d'os pourris ! "
Dans un accès de furie j'ai arraché leurs sales gueules de mon mur et je les ai tous jetés à la poubelle. Puis j'ai bu une longue gorgée et je me suis rassis devant l'ordinateur, l'esprit libéré.
J'ai écrit pendant tout le restant de l'après-midi jusqu'en début de soirée puis je suis allé m'installer dans le canapé pour relire mon travail. Je l'imprimais toujours au fur et à mesure pour pouvoir me relire sans me bousiller les yeux sur l'écran.
J'étais sur le point de m'y remettre pour corriger quelques phrases qui n'allaient pas quand on a sonné à l'interphone.
" Oui ? "
" Bonsoir Monsieur, excusez moi de vous déranger, c'est pour le recensement, auriez-vous quelques instants à me consacrer ? "
" Le recensement ? "
" Vous n'êtes pas au courant ? La mairie a lancé récemment une vaste campagne de recensement, j'ai seulement quelques questions à vous poser, ça ne sera pas long. "
" Ok, allez-y, montez. "
C'était un jeune, certainement encore étudiant, un blond plutôt gringalet avec des lunettes rondes.
" Je vous en prie, installez-vous, vous buvez quelque chose ? "
" Non merci, j'ai encore des gens à visiter après vous. "
Je suis allé m'ouvrir une bière tandis qu'il s'installait dans le canapé.
" Comme je vous le disais, Monsieur le Maire a lancé une vaste campagne de recensement dans toute l'agglomération dans le but de mieux connaître ses concitoyens. En effet il souhaite modifier profondément la politique de la ville en la rendant plus proche des revendications de ses habitants. Je vous demanderai donc de bien vouloir répondre à quelques question si cela ne vous dérange pas. "
" Je vous écoute. "
" Je vais commencer par des informations générales vous concernant, comment vous appelez-vous ? "
" Daniel Duval. "
" Quel âge avez-vous ? "
" Trente-quatre ans. "
" Depuis quand vivez vous à Montpellier ? "
" Je suis arrivé il y a presque dix ans. "
" Avez-vous de la famille à Montpellier ? "
" Non. "
" Diriez-vous que Montpellier est une ville agréable à vivre ? "
" Par certains côtés, oui. "
" Lesquels ? "
" Les femmes sont jolies, ici. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un verre ? "
" Non merci, sans façon. Et selon vous, quel est le principal défaut de cette ville ? "
" Les bars ferment trop tôt. "
" Très bien. "
Il prenait des notes sur un petit calepin au fur et à mesure de l'entretien. Il griffonnait furieusement, le visage très près de la feuille, ses lunettes glissaient sans arrêt le long de son nez et il était à chaque fois obligé de s'interrompre pour les remettre en place d'un geste machinal. J'ai fini ma bière et j'ai allumé une clope. Le pack était vide mais il y avait une bouteille de blanc au frais.
" Ok, question suivante, quel est votre métier ? "
" Je suis écrivain. "
" Whaa ! C'est vrai ? "
" Oui. "
" J'en reviens pas, j'adore les écrivains. "
" Moi pas. "
" Ah bon ? Et pourquoi ça ? "
" La plupart ne sont que des feignants et des imposteurs. Ils passent leurs journées à se branler les couilles pendant que leurs femmes sont au boulot et à leur écrire des poèmes d'amour pour avoir droit à leur petite pipe du soir avant de s'endormir. "
" Et vous ? "
" Je n'ai pas de femme, je vis seul. La plupart des gens sont incapables de vivre seul. Ils deviennent fous à la longue s'ils n'ont personne sur qui dégueuler toute leur haine au quotidien. "
" Quand est-ce que vous avez commencé à écrire ? "
" J'ai commencé à la fac, j'étudiais pour devenir journaliste. J'ai mis du temps avant d'abandonner la fac pour ne faire que ça, je détestais ce que je faisais, je détestais ma vie, mais j'avais peur de devenir un vieux fou solitaire. C'est à cette époque là que j'ai commencé à boire tous les jours. Vous allez bien boire quelque chose, non ? "
Je suis allé déboucher la bouteille de blanc et j'ai servi deux verres. J'ai posé son verre devant lui et j'ai entamé le mien.
" Et qu'est-ce qui a fait que vous ayez quand même lâché vos études pour écrire ? "
" J'avais peur de devenir un vieux fou solitaire avec un boulot de merde. Allez-y buvez. "
Il n'a pas osé refuser une nouvelle fois. Il a trempé le bout de ses lèvres dans le verre puis l'a reposé en face de lui.
" Comment se fait-il que vous soyez seul ? Les femmes aiment bien les écrivains en général. "
" Les femmes n'aiment que les écrivains qui passent à la télé…
" J'aime les femmes. J'aime les tenir dans mes bras, j'aime sentir leur peau frémir sous mes baisers, j'aime me soûler toute la nuit en compagnie d'une belle femme et lui faire l'amour au petit matin. Mais je ne peux pas vivre avec une femme. Au début elle vous donne de l'énergie, vous vous sentez léger et tout puissant, et puis petit à petit vous devenez plus faible, et avant que vous ne vous en rendiez compte, elle a déjà commencé a vous pomper votre énergie et si vous ne réagissez pas elle aspirera jusqu'à la dernière goutte de fluide vital encore présent en vous et elle vous jettera comme une vulgaire coquille vide. "
" Vous avez déjà publié des livres ? "
" Non, mes manuscrits me sont toujours renvoyés, mais je publie régulièrement des nouvelles dans quelques fanzines de la région. "
" Les éditeurs sont si exigeants que ça ? "
" Les éditeurs ont de la merde plein la tête. "
Je me suis resservi un verre puis j'ai pointé du nez vers le sien pour lui faire signe de le finir tandis que je tenais la bouteille, prêt à le resservir. Son visage commençait déjà à prendre quelques couleurs.
" Il reste une question dans mon questionnaire que je ne vous ai pas encore posé. "
" Faite donc. "
" Que changeriez vous dans la politique menée jusqu'à présent par la ville et voteriez vous pour le maire déjà en place aux élections de l'an prochain s'il effectuait ces changements ? "
" Je m'intéresse assez peu à la politique vous savez, tant que j'ai un toit au dessus de ma tête, des bières au frigo et le chômage qui tombe tous les mois, je ne me plains pas. En revanche, lors de mes fréquentes errances nocturnes, je suis souvent amené à côtoyer des clochards, des ivrognes et des oubliés de toute sorte. Et tant que votre maire n'ira pas écouter ce que ces gens là ont à dire, et bien il pourra se carrer mon vote dans son gros cul plein de gras. Ca fait dix ans que je vis ici et je n'ai jamais vu autant d'âmes perdues errer dans les rues la nuit tombée. Je suppose que ces dix dernières années n'ont pas dû être très dures pour votre maire. "
" Vous devez avoir raison. Merci de m'avoir accordé un peu de votre temps. Je vais devoir partir à présent il me reste encore beaucoup de gens à voir. "
" Allons vous n'allez pas partir maintenant, la bouteille n'est pas encore vide. "
" Non vraiment, merci mais je dois y aller. "
" Très bien, vous connaissez le chemin. "
Il a prestement rangé son calepin et son stylo puis, me remerciant encore une fois il a franchit la porte d'entrée et s'est engagé dans l'escalier. Il faisait froid dehors. Je suis allé me faire couler un bain chaud, puis je me suis déshabillé rapidement et je me suis allongé dans l'eau délicieusement brûlante.
Matthieu
Je fumais assis dans le canapé, un pack de bière posé sur la table basse en face de moi. L'iMac trônait fier sur le bureau à l'autre bout de la pièce.
" Saleté de machine ", j'ai sifflé entre mes dents en lançant une capsule de bière dans sa direction.
Sur le mur au dessus du bureau j'avais accroché les portraits de mes écrivains fétiches. Céline, Camus, Balzac, Baudelaire, Hemingway… Ils étaient tous là, accrochés au mur à me narguer, à agiter leurs chef-d'œuvres sous mon nez et à se marrer et leurs rires flottaient dans toute la pièce. Je suis allé m'asseoir devant l'ordinateur et j'ai commencé à taper. Ils continuaient à se foutre de moi, j'ai attrapé une bière et j'ai continué à taper mais impossible de me concentrer.
" Ah, ça vous fait marrer, hein, mais moi j'en ai rien à foutre parce que vous êtes tous morts, hé hé, vous êtes tous morts et moi je suis vivant ! "
Je suis parti d'un rire dément.
" Vous pouvez rien contre moi bande de sacs d'os pourris ! "
Dans un accès de furie j'ai arraché leurs sales gueules de mon mur et je les ai tous jetés à la poubelle. Puis j'ai bu une longue gorgée et je me suis rassis devant l'ordinateur, l'esprit libéré.
J'ai écrit pendant tout le restant de l'après-midi jusqu'en début de soirée puis je suis allé m'installer dans le canapé pour relire mon travail. Je l'imprimais toujours au fur et à mesure pour pouvoir me relire sans me bousiller les yeux sur l'écran.
J'étais sur le point de m'y remettre pour corriger quelques phrases qui n'allaient pas quand on a sonné à l'interphone.
" Oui ? "
" Bonsoir Monsieur, excusez moi de vous déranger, c'est pour le recensement, auriez-vous quelques instants à me consacrer ? "
" Le recensement ? "
" Vous n'êtes pas au courant ? La mairie a lancé récemment une vaste campagne de recensement, j'ai seulement quelques questions à vous poser, ça ne sera pas long. "
" Ok, allez-y, montez. "
C'était un jeune, certainement encore étudiant, un blond plutôt gringalet avec des lunettes rondes.
" Je vous en prie, installez-vous, vous buvez quelque chose ? "
" Non merci, j'ai encore des gens à visiter après vous. "
Je suis allé m'ouvrir une bière tandis qu'il s'installait dans le canapé.
" Comme je vous le disais, Monsieur le Maire a lancé une vaste campagne de recensement dans toute l'agglomération dans le but de mieux connaître ses concitoyens. En effet il souhaite modifier profondément la politique de la ville en la rendant plus proche des revendications de ses habitants. Je vous demanderai donc de bien vouloir répondre à quelques question si cela ne vous dérange pas. "
" Je vous écoute. "
" Je vais commencer par des informations générales vous concernant, comment vous appelez-vous ? "
" Daniel Duval. "
" Quel âge avez-vous ? "
" Trente-quatre ans. "
" Depuis quand vivez vous à Montpellier ? "
" Je suis arrivé il y a presque dix ans. "
" Avez-vous de la famille à Montpellier ? "
" Non. "
" Diriez-vous que Montpellier est une ville agréable à vivre ? "
" Par certains côtés, oui. "
" Lesquels ? "
" Les femmes sont jolies, ici. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un verre ? "
" Non merci, sans façon. Et selon vous, quel est le principal défaut de cette ville ? "
" Les bars ferment trop tôt. "
" Très bien. "
Il prenait des notes sur un petit calepin au fur et à mesure de l'entretien. Il griffonnait furieusement, le visage très près de la feuille, ses lunettes glissaient sans arrêt le long de son nez et il était à chaque fois obligé de s'interrompre pour les remettre en place d'un geste machinal. J'ai fini ma bière et j'ai allumé une clope. Le pack était vide mais il y avait une bouteille de blanc au frais.
" Ok, question suivante, quel est votre métier ? "
" Je suis écrivain. "
" Whaa ! C'est vrai ? "
" Oui. "
" J'en reviens pas, j'adore les écrivains. "
" Moi pas. "
" Ah bon ? Et pourquoi ça ? "
" La plupart ne sont que des feignants et des imposteurs. Ils passent leurs journées à se branler les couilles pendant que leurs femmes sont au boulot et à leur écrire des poèmes d'amour pour avoir droit à leur petite pipe du soir avant de s'endormir. "
" Et vous ? "
" Je n'ai pas de femme, je vis seul. La plupart des gens sont incapables de vivre seul. Ils deviennent fous à la longue s'ils n'ont personne sur qui dégueuler toute leur haine au quotidien. "
" Quand est-ce que vous avez commencé à écrire ? "
" J'ai commencé à la fac, j'étudiais pour devenir journaliste. J'ai mis du temps avant d'abandonner la fac pour ne faire que ça, je détestais ce que je faisais, je détestais ma vie, mais j'avais peur de devenir un vieux fou solitaire. C'est à cette époque là que j'ai commencé à boire tous les jours. Vous allez bien boire quelque chose, non ? "
Je suis allé déboucher la bouteille de blanc et j'ai servi deux verres. J'ai posé son verre devant lui et j'ai entamé le mien.
" Et qu'est-ce qui a fait que vous ayez quand même lâché vos études pour écrire ? "
" J'avais peur de devenir un vieux fou solitaire avec un boulot de merde. Allez-y buvez. "
Il n'a pas osé refuser une nouvelle fois. Il a trempé le bout de ses lèvres dans le verre puis l'a reposé en face de lui.
" Comment se fait-il que vous soyez seul ? Les femmes aiment bien les écrivains en général. "
" Les femmes n'aiment que les écrivains qui passent à la télé…
" J'aime les femmes. J'aime les tenir dans mes bras, j'aime sentir leur peau frémir sous mes baisers, j'aime me soûler toute la nuit en compagnie d'une belle femme et lui faire l'amour au petit matin. Mais je ne peux pas vivre avec une femme. Au début elle vous donne de l'énergie, vous vous sentez léger et tout puissant, et puis petit à petit vous devenez plus faible, et avant que vous ne vous en rendiez compte, elle a déjà commencé a vous pomper votre énergie et si vous ne réagissez pas elle aspirera jusqu'à la dernière goutte de fluide vital encore présent en vous et elle vous jettera comme une vulgaire coquille vide. "
" Vous avez déjà publié des livres ? "
" Non, mes manuscrits me sont toujours renvoyés, mais je publie régulièrement des nouvelles dans quelques fanzines de la région. "
" Les éditeurs sont si exigeants que ça ? "
" Les éditeurs ont de la merde plein la tête. "
Je me suis resservi un verre puis j'ai pointé du nez vers le sien pour lui faire signe de le finir tandis que je tenais la bouteille, prêt à le resservir. Son visage commençait déjà à prendre quelques couleurs.
" Il reste une question dans mon questionnaire que je ne vous ai pas encore posé. "
" Faite donc. "
" Que changeriez vous dans la politique menée jusqu'à présent par la ville et voteriez vous pour le maire déjà en place aux élections de l'an prochain s'il effectuait ces changements ? "
" Je m'intéresse assez peu à la politique vous savez, tant que j'ai un toit au dessus de ma tête, des bières au frigo et le chômage qui tombe tous les mois, je ne me plains pas. En revanche, lors de mes fréquentes errances nocturnes, je suis souvent amené à côtoyer des clochards, des ivrognes et des oubliés de toute sorte. Et tant que votre maire n'ira pas écouter ce que ces gens là ont à dire, et bien il pourra se carrer mon vote dans son gros cul plein de gras. Ca fait dix ans que je vis ici et je n'ai jamais vu autant d'âmes perdues errer dans les rues la nuit tombée. Je suppose que ces dix dernières années n'ont pas dû être très dures pour votre maire. "
" Vous devez avoir raison. Merci de m'avoir accordé un peu de votre temps. Je vais devoir partir à présent il me reste encore beaucoup de gens à voir. "
" Allons vous n'allez pas partir maintenant, la bouteille n'est pas encore vide. "
" Non vraiment, merci mais je dois y aller. "
" Très bien, vous connaissez le chemin. "
Il a prestement rangé son calepin et son stylo puis, me remerciant encore une fois il a franchit la porte d'entrée et s'est engagé dans l'escalier. Il faisait froid dehors. Je suis allé me faire couler un bain chaud, puis je me suis déshabillé rapidement et je me suis allongé dans l'eau délicieusement brûlante.
Matthieu
Pour contacter Matthieu ou un autre auteur de la revue : revuenoiretblanc@hotmail.com
1 Comments:
j'aime beaucoup.
(et ça ne merite pas que j'explique pourquoi. J'aime c'est tout)
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